Le Café Slavia se trouve au numéro 1 de la Narodní třida, aux bords de la Vltava et en face du Théâtre National Tchèque. Ce café doit son existence au comte Lazansky, important notable de l’aristocratie tchèque, qui fit tout d’abord construire un palais de trois étages entre les années 1861 et 1863 pour en faire une résidence loin du tumulte du centre ville. En face de ce palais la construction du Théâtre National Tchèque fut commencée quelques années après en 1868. Ce lieu devint un lieu de distraction et attira bon nombre d’artistes et un public cultivé.

En 1884 le comte Lazansky mit à disposition l’entresol de son palais pour qu’on y installe un café théâtral pragois. Il fut baptisé « Café Slavia », en rapport avec la montée du sentiment national tchèque de l’époque. De ses larges baies vitrées on avait vue sur le Théâtre National Tchèque, véritable symbole de la culture et de la nation tchèques, on pouvait également voir le Château de Prague, et la Vltava. Encore aujourd’hui on peut aisément profiter de ce fantastique panorama. En 1918, lors de la Première République le Café est redécoré en style Art Déco à la française. C’est surtout à cette époque que le Slavia gagne en importance.

Sa clientèle

Une clientèle de musique et de théâtre à majorité tchèque

Véritable lieu symbolique de la renaissance national, le Café Slavia accueillait majoritairement des Tchèques, comme le Café Union. Mais sa position stratégique dans Prague et son nom en font un café hautement impliqué dans le nationalisme tchèque, et sa clientèle resta majoritairement tchèque.

Il accueillait une clientèle d’artistes qui venaient se rafraîchir avant et après les pièces jouées au Théâtre National Tchèque, ainsi que les personnes du public qui venaient les voir jouer. Le Slavia était également le haut-lieu de l’intelligentsia pragoise.

Parmi les clients célèbres on pouvait compter des personnages importants qui ont énormément compté dans la construction du mouvement national tchèque : le compositeur Bedřich Smetana, était un compositeur Tchèque fortement engagé, il fut le premier à utiliser des éléments spécifiquement tchèques dans sa musique et fonda plusieurs écoles afin de promouvoir la musique tchèque. Il était également l’ami d’Antonín Dvořák. Son œuvre la plus célèbre est la Vltava (en allemand la Moldau), du même nom que la rivière tchèque qui passe entre autres sous le pont Charles, et que l’on peut voir du Café Slavia.

L’acteur Jindřich Mošna avait l’habitude de venir au Slavia.

Photographie du comédien Jindřich Mošna : site de tourisme vitejte.cz                              Photographie du comédien Jindřich Mošna : site de tourisme vitejte.cz

Il était un comédien comique du Théâtre National Tchèque, il a joué plus de 500 rôles comiques et tragi-comiques dans sa carrière. Il joua entre autres l’opéra en langue tchèque et en trois actes Prodaná nevěsta (die Verkaufte Frau) de Bedřich Smetana et la pièce Strakonický dudák (Der Dudelsackpfeifer von Strakonice) de J.K.Tyl. Ce comédien a voué sa carrière au théâtre tchèque et en fut un de ses meilleurs protagonistes.

Le metteur en scène Jaroslav Kvapil était également client du Slavia. Il est aujourd’hui considéré comme le fondateur de la mise en scène tchèque moderne et fut un des piliers majeurs du théâtre tchèque. A l’époque où il fréquente les cafés, il est un jeune poète engagé et travaille également comme rédacteur pour différents journaux tchèques, entre autres pour le magazine tchèque Zlatá Praha (Prague dorée).

Portrait de Jaroslav Kvapil : Radio Prague

Le groupe « Devětsil

Les membres du Devětsil, groupe artistique de l’avant-garde tchèque avaient l’habitude de se réunir au Café National vers 1920. Entre 1923 et 1928 ils décidèrent de se réunir plutôt au Café Slavia, car ce café était plus spacieux. Voici comment Karel Honzík, architecte tchèque qui appartenait au groupe Devětsil, décrit les lieux :

Quand les locaux du Café Nárkav ne suffirent plus, on déménagea au Café Slavia dont les fenêtres donnaient sur la Narodní třida et sur la Moldau. Ce n’était pas encore le Slavia comme un patron de salon de thé l’avait arrangé dans les années trente. A cette époque il y avait un revêtement en bois précieux brillants sur les murs, pas de lustre en cristal et pas de miroir aux murs. C’était un café tout à fait ordinaire, rien de plus. Son aménagement se composait de chaises de cabaret, de sofas branlants avec des housses en toile cirée noires et plutôt élimées, et de tables de café dont les plaques en marbre artificielles avaient l’air de dater de Mathusalème.

témoignage traduit de l’allemand,
In: Jähn, Karl-Heinz, Das prager Kaffeehaus,
Berlin, Volk und Welt, 1990, p.192.

Cette ambiance inspira Jaroslav Seifert, un des fondateurs du Devětsil. Il composa une poésie du nom de « Café Slavia » :

Par la porte secrète du quai de Vltava
D’un verre transparent
Jusqu’à l’invisible,
Aux gonds
Enduits d’huile de rose,
Guillaume apollinaire arrivait parfois.
La tête encore cernée de pansement de guerre,
Il s’asseyait parmi nous
Et lisait des poèmes, beaux, brutaux,
Que Karel Teige traduisait sur l’instant.
En l’honneur du poète
Nous buvions de l’absinthe.
Elle était d’un vert
Plus vert que tous les autres,
Et si de notre table
Nous regardions par la fenêtre
La Seine coulait le long du quai.
Ah oui, la Seine !
Et pas très loin de là, sur quatre jambes plantées
S’élevait la Tour Eiffel.
Un jour Nerval vint, coiffé d’un haut-de-forme.
Nous ne savions pas alors
Et lui non plus ne sait pas
Qu’Apollinaire portait le même
Lorsqu’il-était-une-fois, il tomba amoureux
De la belle Louise de Coligny-Châtillon
Qu’il nomma Lou.

poème traduit de l’allemand,
In: Jähn, Karl-Heinz, Das prager Kaffeehaus,
Berlin, Volk und Welt, 1990, p.5.

Portrait de Jaroslav Seifert : Radio Prague
Façade du Café Slavia : Jähn, Karl-Heinz, Das prager Kaffehaus, Berlin, Volk und Welt, 1990

Rainer Maria Rilke : une main tendue vers l’autre culture

Bien qu’ayant principalement une clientèle tchèque, le Café Slavia eut tout de même de célèbres clients germanophones, tels que l’écrivain Rainer Maria Rilke, né à Prague. Dans sa biographie Life of a poet sur Rilke, Ralph Freedman explique que ce dernier, bien que germanophone, a tenté de se décloisonner de la culture allemande en dépassant les barrières de la langue et en fréquentant les cafés à tendance tchèque. Son but était de s’ouvrir au monde artistique tchèque :

Il [Rilke] était souvent vu dans le jardin du Café Slavia ou dans les cafés pragois, en conversation intense avec des poètes et des peintres dont la plupart était du même âge. Il se rendait à des réunions et à de divers rassemblements sociaux, toujours préoccupé par le besoin de s’établir dans les cercles artistiques de sa ville. Ces groupes étaient exclusivement allemands dans cette société ségréguée, mais Rilke faisait des efforts timides pour dépasser la barrière linguistique […] en tendant la main à ses contemporains de l’élite culturelle tchèque, malheureusement sans grand succès.

citation traduite de l’anglais,
In : Freedman Ralph, Life of a Poet. Rainer Maria Rilke,
New York, Farrar Straus Giroux, 1996, p. 36.

Dans le récit König Hobusch, appartenant à son oeuvre Prager Geschichte (Deux histoires pragoises), il fait débuter l’action à l’endroit même où se trouve le Café Slavia, qu’il nomme « Café National » dans le texte :

Lorsque le grand acteur Norinsky entra à trois heures de l'après-midi au Café National, qui est situé en face du Théâtre tchèque de Prague [...]

Ce clin d’œil montre la réelle importance qu’a l’univers des cafés dans l’esprit des artistes pragois de l’époque, qu’ils soient germanophones ou tchèques. En somme le Café Slavia fait partie des lieux symboliques qui inspirèrent à la fois Jaroslav Seifert et Rainer Maria Rilke.

Ses particularités

L’intérieur du café fut décoré d’une peinture à l’huile gigantesque représentant Slavia, la mère mythique de tous les Slaves, en train de recevoir les hommages des différentes nations slaves. Ces dernières sont représentées par des personnages habillés différemment selon leur nation. A l’initiative du nouveau gérant, cette peinture fut remplacée en 1932 par le célèbre Buveur d’absinthe (Piják absintu) du peintre tchèque Viktor Oliva que l’on peut encore admirer aujourd’hui.

Ce qu’est devenu le Café Slavia

Après la nationalisation du Café Slavia par le régime communiste, son activité a quand même réussi à perdurer malgré les interdits, et il est resté en effet le repère des intellectuels et un lieu de débat et de dissidence. Sa clientèle était composée majoritairement de jeunes étudiants et c’est à cet endroit que Vaclav Havel rencontra sa première femme à l’âge de 16 ans. Dans les années 50 et 60, il continue à recevoir des hauts noms de l’intelligentsia tchèque et à inspirer les artistes : en 1967 Jaroslav Seifert, qui obtiendra en 1984 le prix Nobel de Littérature, y fait même référence dans son œuvre Halleyova kometa (La comète de Halley) et en 1985 l’écrivain germano-tchèque Ota Filip intitule un de ses romans « Café Slavia », en référence directe avec le légendaire café.

Peu après la chute du Rideau de Fer, le Café Slavia fut loué à une firme américaine qui avait promis de le rouvrir, malheureusement elle ne tint pas sa promesse et le café resta fermé jusqu’en 1997. Depuis cette époque le café est de nouveau ouvert et il continue à inspirer et à attirer les artistes pragois. Le Café Slavia est toujours un lieu de débat et d’actualité : chaque année on y organise la « journée de l’Europe », occasion où les intellectuels lisent leurs essais et débattent sur l’Europe.

Photographie de l’intérieur du Slavia (lustre) : Pete Ford (photographe amateur) Photographie de l’intérieur du Café Slavia : site Avant-Garde Prague
Photographie de l’intérieur du Café Slavia : site Avant-Garde Prague