Le café comme reflet d’une société divisée

Intérieur du café Nadraží : Bendová Eva, Pražské Kavárny a jejich svět, Prague, Paseka, 2008    Peinture de Božena Vejrychová-Solarová, « V pařížské Kavárně »  : Bendová Eva, Pražské Kavárny a jejich svět, Prague, Paseka, 2008

L’histoire culturelle de la fin du XIXème au début du XXème a été rythmée par les rencontres des artistes dans les cafés. Ces derniers constituent de véritables pôles névralgiques dans l’enceinte des capitales : c’est là-bas que l’on débat de sujets de société, qu’on lit son journal, et qu’on rencontre ses pairs. Les cafés de Prague présentent toutes ces caractéristiques : dès le XVIIIème siècle la majorité des cafés suit le modèle viennois et imite leur décoration pastelle, et ils s’appuient également sur le modèle français. Nombre d’entre eux portent en effet le nom de « Café » . Ils prennent réellement de l’importance à la fin du XIXème et début du XXème siècle, lors de la montée des nationalismes : certains cafés deviennent célèbres grâce à nombre de leurs clients célèbres, notamment des artistes, qui viennent débattre d’art et de politique dans ces différents établissements.

Photographie de Prague en 1912, Bendová Eva, Pražské Kavárny a jejich svět, Prague, Paseka, 2008

En effet, Prague est une ville divisée où cohabitent Tchèques et Allemands : en 1848 la moitié de la ville est germanophone, tandis qu’en 1911 la population allemande a subi un profond recul (elle ne représente que 9,3 % de la population pragoise). Les Tchèques et les Allemands cohabitent ainsi tant au niveau géographique qu’au niveau culturel, et par défaut les deux mondes semblent être imperméables l’un à l’autre. Egon Erwin Kisch dira avec ironie dans son article intitulé « Deutsche und Tschechen »  :

Avec le demi-million de Tchèques de la ville […] plus un seul Allemand n’apparaissait dans les clubs populaires tchèques, plus un seul Tchèque dans un casino allemand. Même les concerts instrumentaux étaient en une seule langue, en une seule langue les piscines, les parcs, les aires de jeu, la majorité des restaurants, les cafés et les boutiques

témoignage traduit de l’allemand,
In: Halamíčková, Jana, Prag, ein Lesebuch,
Frankfurt a. M., Insel, 1988, p. 221.

Les cafés pragois devinrent le reflet de cette société divisée. Chaque café avait en effet sa tendance, tchèque ou bien allemande : le Café Arco avait principalement une clientèle allemande, tandis que le Café Union et le Café Slavia avaient une clientèle essentiellement tchèque.

Peinture de Josef Loukota, Poslední host (le dernier client), 1902

Les cafés comme lieu de réunion de protagonistes de la même culture

C’est ainsi que les cafés pragois furent chacun à leur manière les fiefs de protagonistes tchèques ou allemands. Tandis que les cafés tchèques portaient le nom de « kavárny » , les cafés à tendance allemande étaient appelés « Kaffeehäuser » . Au temps de Kafka la vie culturelle de Prague était rythmée par les rencontres des artistes dans les cafés. Les groupes d’artistes se rencontraient dans un ou plusieurs cafés de leur choix et c’est dans l’intimité de ces endroits qu’ils pouvaient faire des lectures de leurs propres écrits, en débattre ou bien ils pouvaient également lire les journaux internationaux que les cafés mettaient à leur disposition. Ainsi du côté allemand, le Café Arco accueillait régulièrement les membres du « cercle de Prague » , le Café Louvre le « cercle des brentanistes »  et le salon de Berta Fanta. Du côté tchèque, le Café Union accueillait les membres du groupe artistique tchèque « Mánes » , le Café Slavia les membres du groupe avant-gardiste tchèque « Devětsil » .

Carte de Prague (fin XIXème) tiré de l’ouvrage Pražské Kavárny a jejich svět, retouchée ensuite par Amélie CASSEZ (rajout en rouge des placements des différents cafés).

Carte de Prague (fin XIXème) tiré de l’ouvrage Pražské Kavárny a jejich svět, retouchée ensuite par Amélie CASSEZ (rajout en rouge des placements des différents cafés).

Les échanges entre les cafés allemands et tchèques

Mais la réalité de cette division n’était pas aussi simple car certains artistes, comme par exemple Max Brod, étaient bilingues et désireux de connaître la culture voisine. La présence de revues allemandes au Café Union est la preuve que la clientèle tchèque s’intéressait à la culture allemande et ce qu’il se passait dans le monde germanique. Il existait par exemple une relation entre les artistes tchèques du Café Union et les artistes allemands du Café Arco : ils s’échangeaient leurs écrits et venaient se rendre visite dans leurs fiefs respectifs. Ainsi, bien loin d’être des lieux clos, les cafés participent au contraire aux rencontres des cultures. Cette tendance s’est intensifiée dans les années trente lorsque les artistes antifascistes tchèques et allemands se rencontrèrent dans des clubs : les plus connus d’entre eux sont le « Club Bertolt Brecht »  et le « Club des dramaturges tchèques et allemands  » .

Peinture de Vratislav Nechleba, « Au Café »  (1912), Bendová Eva, Pražské Kavárny a jejich svět, Prague, Paseka, 2008

Le café nocturne, lieu où le rapprochement des deux cultures était possible

Les cafés nocturnes et cabarets de Prague étaient les lieux de détente de l’intelligentsia pragoise de tout bord. Ils commencèrent à ouvrir dans les années dix et vingt, prenant pour modèle les cabarets parisiens, comme le Chat Noir. Dans les enceintes de l’extravagant Café Montmartre, on pouvait rencontrer des personnalités aussi diverses que le journaliste germanophone Egon Erwin Kisch, surnommé familièrement « Egonek » , Kafka, Max Brod, Franz Werfel et les auteurs tchèques Jaroslav Hašek, František Langer. Les personnalités se distrayaient ensemble, dépassant ainsi les clivages socio-linguistiques. C’est pourquoi Karl Ernst Schlesinger conclut joyeusement dans un poème sur le Café Montmartre :

[…]Erstaunen selbst Nick Carter müsste, Wüsst er, wer im Montmarter küsste.

[Même Nick Carter serait stupéfait, S’il savait qui au Montmartre s’embrasserait.]

Lemaire Gérard-Georges et Hélène Moulonguet,
Franz Kafka à Prague,
Paris, Editions du Chêne, 2002.

Les langues utilisées dans le Café Montmartre étaient diverses : les animations proposées au public étaient en tchèque, en allemand et également parfois en yiddish. Le Café lui-même était surnommé le « Montik » . 

Dessin de V. H. Brunner représentant des danseurs (1913), Bendová Eva, Pražské Kavárny a jejich svět, Prague, Paseka, 2008